Toute personne qui a étudié un minimum de marketing connaît la théorie du « marketing mix » souvent appelée « stratégie des 4P ». Vulgarisée dans les années 60 par Kotler, j’ai voulu me pencher sur le concept pour l’adapter au secteur retail. Une visite en point de vente génère une expérience qui est le fruit de l’influence conjointe entre différents facteurs imbriqués. En retirer un compromettrait l’existence même d’une expérience en boutique. Cette théorie est valable pour toutes les formes de retail dans le luxe ou non ; mais dans le luxe, nous pouvons voir qu’elles se traduisent par une réalité parfois différente.
La notion de « phygital » est désormais utilisée pour désigner des réalités en magasin très diverses et tout le monde se réclame comme « entrepreneur du phygital ». Cependant, une clarification mérite, à mon sens, d’être apportée. Quatre piliers forment la structure désormais nécessaire pour faire émerger une expérience client en magasin et ceux-ci sont liés de manière parfaitement inextricable. Nous les appellerons les « autres 4P » (que l’on nommera en anglais pour respecter la structure) : Place, People, digital Points & Product.
Place – Where the magic happens.
Evidemment, nous commençons par la boutique en elle-même, sans qui l’expérience client ne pourrait avoir lieu. Nous le voyons parfaitement au sein des marques de luxe, malgré la croissance des ventes en e-commerce, investir au sein de points de vente exceptionnels, qui marquent les esprits, est toujours d’actualité ; en témoigne les ouvertures d’Off-White, la réouverture prochaine de Dior Montaigne ou encore les vastes projets autour de la Place Vendôme (Bvlgari en juin dernier, Chanel & Cartier en 2022)… Ces points de vente ne sont pas de simples boutiques mais des flagships au rayonnement mondial. Parmi ces ouvertures récentes ou prochaines, trois d’entre elles sont l’œuvre du plus connu des décorateurs : Peter Marino. Pourquoi tant de Maisons font-elles appel à lui alors que bien d’autres pourraient le remplacer ? Au-delà de la création pure, avoir une boutique Peter Marino assure, pour les Maisons de luxe, un « waouh effect » qui plonge le client toujours plus exigeant dans un univers magique et inoubliable. Par son nom, Peter Marino donne aux points de vente une crédibilité face à la concurrence. Disposer d’une boutique signée de son nom devient un « must have » pour les géants du luxe. Sans collaborer avec la star du design, Apple a récemment investi des millions de dollars dans la rénovation d’un somptueux palais à Milan ou dans un ancien théâtre à Los Angeles. La raison ? La marque à la Pomme a compris que le point de vente contribue largement au brand power et marque profondément le client. Néanmoins, la boutique ne peut se résumer à l’architecture globale. Celle se voit complétée par de nombreux éléments plus discrets, mais tout aussi nécessaires et perceptibles par le client : le merchandising et la lisibilité de l’offre, la signalétique, l’emplacement de la caisse, la présence de salons VIP… Tous ces points concourent directement à la perception de l’expérience client, mais bien entendu, ne sont pas les seuls et ne peuvent suffire, sinon nous serions dans un musée.
People – With magicians.
Je les appelle les « magiciens » car les meilleurs conseillers de vente sont comme la fée Marraine dans Cendrillon. Ils doivent avoir un échange bienveillant, authentique et optimiste à l’égard des clients. Ce sont véritablement eux qui feront naître une expérience inoubliable. Un magasin, aussi beau soit-il, ne sera qu’une pièce architecturale sans force de vente. Un conseiller inoubliable vous fera vivre une expérience inoubliable, là est la nuance. On ne le dira jamais assez mais investir sur le personnel en point de vente est tout aussi fondamental que les Adwords ! Le métier de conseiller de vente est exigeant et malheureusement pas assez reconnu pour les qualités qu’il requiert. C’est donc en valorisant ces métiers, tout en étant extrêmement exigeant avec les équipes que les maisons ne retiendront que les meilleurs. Il est crucial que les vendeurs soient des personnes altruistes, foncièrement intéressées à aider et faire plaisir au client (qu’il achète ou non…). Malheureusement, nous voyons trop encore d’expériences en point de vente qui sont d’une qualité moyenne et qui ne transportent pas le client dans le registre de l’inoubliable.
Afin de se différencier du e-commerce résolument tourné vers le produit, le discours vendeur doit de plus en plus être orienté sur le client lui-même. Ce changement de mindset n’est pas une tâche aisée pour les équipes en magasins car il est nettement plus compliqué de s’adresser et comprendre l’état d’esprit d’une personne, que de se « cacher » derrière un discours produit bien rôdé. Cela demande de l’accompagnement au quotidien par les services éducation et le digital peut bien entendu aider afin de former de manière « flash » plus régulièrement.
Digital Points – Thanks to digital wands.
Qu’ils soient à destination du client final ou du conseiller de vente, les outils digitaux sont devenus indispensables à la réalisation de l’expérience client. Imaginez un vendeur qui ne puisse consulter la disponibilité d’un produit, c’est impensable. Nous pouvons noter, récemment, un basculement de l’usage du digital au sein des points de vente. Il y a encore deux ans, le digital devait « se voir » au sein des points de vente. Les marques installaient alors des écrans et autres dispositifs pour montrer qu’elles se digitalisaient. Désormais, on remarque dans les nouveaux concepts, que le digital se fait plus discret et suit la tendance de la « smartphonisation » de nos vies. Désormais le client peut activer des contenus sur son smartphone en point de vente ou à distance. En point de vente, la généralisation des QR Code permet de façon très ponctuelle d’apporter un asset digital circonstancié et précis au client. Même si l’exemple n’est pas issu d’une boutique, la dernière exposition Van Cleef & Arpels, montre à quel point, même en haute joaillerie, il est possible d’apporter du contenu digital à valeur ajoutée sur des pièces prestigieuses. De nombreuses vitrines disposent d’un QR code permettant d’accéder à la fiche de présentation de la pièce de façon extrêmement qualitative. Transposer le dispositif en boutique serait assez aisé mais, pour l’instant, je ne l’ai encore guère vu.
Côté vendeur, ses outils doivent également changer. Durant une dizaine d’années, l’iPad régnait en maître et se voulait représentant du progrès technique. Au fil des ans, il est apparu comme un objet encombrant pour le vendeur qui ne fait rêver plus personne. Nous assistons donc à un basculement évident, comme pour le client, vers le smartphone. Ironie de l’histoire, ces objets étaient bannis des mains des vendeurs il y a justement une dizaine d’années.
Ces « baguettes magiques digitales » changent de support et permettent « d’enrichir l’expérience client ». Une fois que l’on a utilisé le buzzword du moment, que propose-t-on vraiment ? Nous pouvons penser, par exemple, à débloquer du contenu contextualisé ou des services uniquement disponibles en boutique comme dans l’exposition mentionnée ci-dessus ou prendre l’exemple de Chez Browns à Londres, vitrine physique de Farfetch, où quatre touchpoints digitaux permettent de créer un continuum entre le shopping online et offline, particulièrement bien intégré.
L’app client dispose de deux versions : outside et inside the store avec chacune des spécificités et des services exclusifs. A l’extérieur, le client peut, par exemple, envoyer sa sélection au personal shopper, quant à l’intérieur il peut transmettre aux conseillers de vente l’ensemble de ses informations personnelles grâce à un QR code personnel. L’app vendeur permet d’activer des services client mais aussi de réaliser des opérations de back-office. De plus, les miroirs connectés disposent de plusieurs fonctionnalités : visualiser des produits qui ne se trouveraient pas en magasin, recommander des idées de looks, etc… Enfin les smart-tags, sous couvert d’apporter des informations produit contextualisées aux clients, captent une grande quantité de data afin d’optimiser le merchandising, l’agencement de la boutique, la planification des marchandises et des assortiments et cela, même si le client ne passe pas en caisse. L’usage de ces outils est particulièrement intéressant dans une boutique où in fine, le chiffre d’affaires direct n’est pas la priorité du retailer. Avec Browns, Farfetch désire avant tout créer du lien émotionnel avec ses clients londoniens que de développer une rentabilité du mètre carré comme tout retailer physique.
Product – To make the wish come true.
Même si au fil du temps le point de vente a évolué et a pris d’autres fonctions (image, relation client…), dans la grande majorité des cas, la raison première de la visite du client reste, malgré tout, d’acheter ou se renseigner sur un produit. C’est donc un pilier crucial de l’expérience en point de vente mais dont les équipes en magasin se détachent souvent, car perçu comme une variable extérieure avec laquelle elles doivent composer et pour laquelle elles n’ont aucun pouvoir. C’est en partie exact mais le client n’en a cure car celui-ci ne s’adresse ni à son conseiller de vente, ni au designer, ni à l’artisan qui l’a réalisé. Le vendeur devient alors le « passeur » de l’histoire du produit et de la passion que plusieurs personnes ont mis avant lui pour le faire exister. Côté siège, assez fréquemment, les organisations pensent l’offre en silo. De façon complètement indépendante, les équipes se chargent de leur scope sans avoir une vue globale de l’expérience client qui en découle. Il en résulte souvent une adaptation a posteriori et imprécise, sur le terrain, de l’expérience client autour des produits et des collections. Cela sera forcément ressenti par le client dans la façon dont le produit sera perçu en boutique.
Ces « quatre P » sont véritablement quatre axes que les maisons doivent prendre en compte pour générer une expérience client satisfaisante et surtout cohérente. Afin d’assurer cette unité, il faut savoir repenser l’organisation autour de l’expérience client, le fameux « client centric ». Ainsi, dès les phases de réflexion autour d’une nouvelle collection, d’un lancement majeur ou la création d’une boutique, je recommande la mise en place d’un « ambassadeur » qui serait le représentant du client au sein des différents groupes de travail en relation avec le projet. C’est à lui de garantir l’homogénéité de l’expérience dans son ensemble, qui sera ensuite présentée aux clients. Cet Ambassadeur doit aussi challenger, au besoin les services sur leurs domaines d’activité comme le ferait le client final. Afin de garantir la meilleure exécution possible, cette fonction doit être rattachée directement à la Direction Générale afin de garder son objectivité, sa transversalité et son pouvoir sur les services. Des changements de mindset sont donc à prévoir…