Non, la seconde main n’est pas « sale »… Focus sur l’offre physique de seconde main des maisons de luxe, après un mois de visite et repérage en boutique.
Où sont les corners seconde main en magasin ?
Lorsque je parcours LinkedIn, un quart des posts me parle de seconde main, d’upcycling, de green fashion, etc. A force d’être plongé dans ce sujet, et en tant qu’observateur avisé du monde du retail de luxe, il m’est alors venu une réflexion basée sur mes dernières visites en boutique. Ainsi, j’ai fait le constat que je n’y avais pas remarqué de « corner » dédié à la seconde main. Ai-je mal vu ? N’y ai-je point porté attention ? N’y en a-t-il pas ? Afin de se faire une idée précise sur la question, j’ai donc mené, en février, un mystery shopping auprès d’une quinzaine de maisons de luxe ayant leur boutique Rue du Faubourg Saint Honoré.
Le scénario est très simple : le client arrive et demande au vendeur qui l’accueille si la maison propose une offre de seconde main. Quand on pense qu’une plateforme comme Vestiaire Collective revendique à elle seule 11 millions de membres, selon Business France, la question ne semble pas si saugrenue. Elle l’est finalement beaucoup plus qu’elle n’y paraît !
Un client pas toujours bien reçu…
En effet, parmi les maisons interrogées – vendant du prêt-à-porter, de la maroquinerie, des souliers, de la joaillerie-horlogerie -, le constat est identique partout : aucune maison ne dispose physiquement dans son « flagship » du Faubourg St Honoré d’une offre de seconde main. Le résultat est pour le moins sans appel. Une fois ce constat partagé, il est intéressant de voir la manière dont la réponse à la demande est présentée par la force de vente au client.
Nous pouvons établir trois groupes :
- Le groupe « mais pour qui vous prenez nous » : dans ces maisons, la majorité, le client reçoit de plein fouet le dédain du vendeur qui le regarde d’un air méprisant et le voit comme un « sous-client » qui viendrait acheter un « sous-produit » alors qu’eux « vendent du luxe » ! Dans certaines maisons, le client mystère n’a même pas été gratifié d’un « au revoir » de la part du vendeur. Dans une autre, la vendeuse nous conseille d’aller dans un outlet pour « payer moins cher »… Cette attitude hautaine est aujourd’hui purement inadmissible et renvoie une très mauvaise image de la relation et la considération que la marque porte à ses clients. Dois-je rappeler que certains produits « vintage » se vendent plus chers que les neufs ? Dois-je rappeler que le marché de la seconde main de luxe devrait représenter 70% des achats de luxe en 2025 selon le cabinet Bain ? Dans ces maisons, une réelle remise en question du sujet doit être lancée le plus vite possible afin de reconsidérer, si ce n’est le business, mais la valeur que l’on attribue à un client qui vient acheter de la seconde main. Certaines maisons disposant même, au sein de leur propre groupe, d’une entité spécialisée dans la seconde main ne nous ont aucunement proposé le service comme alternative.
- Le groupe « merci pour votre demande mais nous n’en proposons pas » : comme dans le groupe précédent, la maison ne propose pas d’offre de seconde main mais à l’inverse, le client est bien reçu, on s’intéresse à sa demande – ou fait mine de – et il est considéré. Tantôt le vendeur nous dit que c’est une question « tout à fait intéressante », tantôt il va chercher le manager pour s’assurer que la maison n’en propose pas, tantôt il embraye sur les initiatives RSE de la maison et nous explique comment identifier un véritable article par rapport à la contrefaçon ; ce qui est pour le moins malin et apporte une réelle réponse qualitative. A défaut de trouver ce qu’il recherche, le client sent qu’une réelle attention est portée à sa demande, ce qui semble être la moindre des choses.
- Le groupe « nous n’en avons pas en boutique mais j’ai une solution à vous proposer » : ici, se trouve uniquement la maison Gucci qui nous a très bien reçu. Le vendeur nous a expliqué qu’il ne disposait pas de pièces en boutique mais que sur le site de la marque, la collection Vault présentait des pièces vintages. Il nous a également proposé une visite du point de vente pour découvrir les collections actuelles alors qu’il avait parfaitement compris que nous n’étions pas venus pour acheter du neuf.
Ces expériences nous montrent ô combien ce marché est encore aujourd’hui un « tabou » pour les marques de luxe qui, bien souvent, considèrent la seconde main comme « un produit dont on ne veut plus entendre parler » pour de nombreuses raisons. En conservant cette attitude, ces maisons courent un risque immense auprès des clients et particulièrement les plus jeunes, pour qui la seconde main ne souffre plus d’un problème d’image. Comme le souligne Stanislas de Quercize, le luxe de seconde main permet de vendre un produit décarboné qui est neutre pour la planète ; ce qui, en soit, semble plutôt un avantage d’un point de vue environnemental. Sur l’aspect strictement business, les maisons perdent des millions d’euros de chiffre d’affaires par ce marché qu’elles n’adressent pas.
Pourquoi n’en proposent-t-elles donc pas aujourd’hui ?
Les raisons sont multiples et en échangeant sur le sujet avec des responsables de marques, nous voyons très clairement que cela pose un problème au niveau de la cohérence de l’offre. Dans la mode et l’accessoire, les maisons n’ont pas envie de présenter des collections précédentes qui, parfois, n’ont même pas le même directeur artistique, et donc plus difficiles à intégrer. Parfois, les produits ont, malgré la marque, une valeur de revente très nettement inférieure à celle du neuf, ce qui serait un mauvais signal envoyé à leur client sur la pérennité du produit. Ce ne sont finalement que les pièces iconiques qui prennent de la valeur ou, à défaut, n’en perdent pas.
Dans l’horlogerie, pour les maisons, il est parfois compliqué de présenter le même modèle en « vintage » deux fois plus cher que le modèle neuf. Depuis très longtemps, un élément du storytelling de l’horlogerie-joaillerie est la pièce patrimoniale que le client transmet sur un temps long et non une recherche de rentabilité sur quelques années.
Certaines maisons ne souhaitent pas reprendre les montres de leurs clients car l’attente étant tellement importante pour obtenir le nouveau modèle que cela générerait une frustration immense. Les multimarques adressent le marché de façon décomplexée car ils cassent ce rapport entre la maison d’origine et son produit. Ils ont donc toute la latitude de revendre de la seconde main sans être attachés à un storytelling particulier ou un ADN de marque stricte. C’est en cela que ces acteurs de la seconde main affichent d’excellentes performances : pour eux, la voie est libre.
En outre, pour certaines maisons, le marché de la seconde main n’est, tout simplement, pas rentable. Le rachat au prix du marché, la remise en état et la revente ne sont pas assez contributrices sur le niveau de marge : un frein pour se lancer dans cette activité. C’est dommage, au moins pour l’image.
Enfin, une Rolls-Royce, une Bentley ou une Lamborghini « pre-owned » vendue par le concessionnaire de la marque en est-elle moins prestigieuse qu’une neuve ? Si l’auto est en bon état, nous pouvons répondre non. Pourquoi cette différence de perception entre l’automobile et le reste du luxe ? Cela s’explique par le fait que le concept du véhicule d’occasion est quasiment né de façon concomitante à l’automobile elle-même, ce qui n’est pas le cas pour les autres produits de luxe. C’est donc une pratique qui est aujourd’hui communément acquise et c’est en cela que les mentalités doivent changer.
Pour rappel, le Kelly Hermès le plus cher a été vendu aux enchères 1,5 millions d’euros soit l’équivalent d’environ huit Rolls Royce Phantom d’occasion… Je suis persuadé que l’automobile « pre-owned » peut servir de parfait benchmark pour les autres maisons de luxe.
Comment faire évoluer les choses ?
La réponse doit se penser sur deux degrés différents.
Tout d’abord, il s’agit de faire évoluer très rapidement la façon dont les vendeurs traitent les clients qui oseraient poser la question. Que la maison propose ou non une offre « pre-owned », le client qui souhaite s’informer doit recevoir une réponse qualitative et surtout de la considération. Ce point est fondamental.
Au vu de mes échanges, de nombreuses maisons se posent évidemment la question d’entrer ou non en direct sur le marché de la seconde main mais à moyen terme, en proposer, ne sera plus « une option » mais une obligation. Il y a 10 ans, demander à un vendeur d’utiliser un smartphone, de surcroît, devant le client semblait parfaitement impensable. Aujourd’hui, cela devient la norme. Même si le modèle économique reste à écrire pour obtenir un business rentable et en lien avec les codes de la maison, le sujet doit absolument être traité.
Pour la question de la distribution, il n’est, par exemple, pas interdit de proposer des boutiques de la marque qui seraient spécialisées dans le pre-owned – à l’instar de ce qui est fait avec les outlets – ou de le proposer uniquement en e-commerce. Les mentalités doivent absolument changer sur ce point car, d’ici peu, le client exigera une telle offre de la part des maisons et elles n’auront que d’autres choix d’y aller à marche forcée. Alors, autant anticiper que de subir à posteriori.