Le luxe réalise des chiffres record. Louis Vuitton, Cartier, Tiffany, Dior, Hermès enregistrent des résultats à un niveau historique. Et pourtant, les crises se succèdent, l’inflation monte. Depuis le Covid 19, les paradigmes de la consommation ont changé, les entreprises entreprennent des transformations massives pour rester dans la course malgré un manque de visibilité sur le plan économique et politique.
Toutes les maisons de luxe confirment que le client est devenu encore bien plus exigeant depuis l’expérience douloureuse en 2020 de ne plus pouvoir faire les achats quand et où on a envie d’acheter. Le monde entier était confronté à une privation de liberté dans nos habitudes de consommation. Est-ce pour cette raison que les clients fortunés consomment maintenant d’avantage avec un niveau d’exigence astronomique ?
Pour mieux comprendre ce phénomène et dénicher les tendances dans le retail et tout particulièrement dans le secteur du luxe, je me suis entretenue avec Nicolas Rebet – Fondateur du cabinet de conseil Retailoscope et expert du retail du luxe.
Dans le monde retail, on voit souvent l’émergence des nouvelles tendances aux Etats-Unis avant qu’ils arrivent un peu plus tard en Europe. Vous étiez récemment à New York pour le NRF, le plus grand show du retail dans le monde. Quelles méga tendances avez vous pu identifier ?
Nicolas Rebet : La première grande tendance globale de cette année de pleine « recovery » post-covid marque en effet le retour de magasins finalement plus transactionnels et moins expérientiels. Le retail new-yorkais a fortement souffert de la crise et, même si je m’attendais à encore plus de magasins fermés, les marques rationalisent, ouvrent des points de vente plus petits, et clairement plus orientés vers la vente, tout simplement. Certaines marques ont gardé leurs flagships, bien entendu, comme Nike ou Lego, avec une certaine dose de digital en point de vente ; cependant on remarque aussi plus d’initiatives expérientielles où l’humain prend le pas sur le digital. Ainsi, dans le nouveau concept Starbucks au pied de l’Empire State, le client peut participer à des ateliers à fort impact relationnel comme « savoir préparer un bon expresso martini » ou encore « savoir déguster les différents crus de café ». Autre exemple, lors d’une conférence, le PDG d’Hammitt (maroquinerie premium) a expliqué que, désormais, les vendeurs appellent les clients lors du retour en stock du produit désiré à la place du mail automatique et déshumanisé envoyé précédemment. Le système informe dorénavant le vendeur quels clients à appeler. La « couche » d’humain fait toute la différence. Une certaine forme de back to « updgraded basics » est finalement notoire. Dans la distribution luxe et sélective en général, le digital devient plus que jamais une aide indispensable pour le vendeur mais ne le remplace en aucun cas. Le digital doit devenir tellement fluide qu’il en devient imperceptible.
L’émergence de nombreux flagships comme chez Tiffany’s, Dior ou Vacheron Constantin sont le fruit d’un secteur qui se porte extrêmement bien. Le flagship de la maison Vacheron Constantin est un véritable bijou. Valorisation de la tradition et du savoir-faire horloger, immersion du client dans l’univers de la maison, atelier de personnalisation et, bien entendu, découverte des garde-temps de haute précision. Elle concentre l’ensemble de ce qu’un client souhaite aujourd’hui : du beau, de l’intelligent, du personnalisé.
Y a-t-il une tendance dans l’expérience client qui vous a particulièrement interpellée dans les différentes boutiques que vous avez visitées ?
Nicolas Rebet : Je dirai qu’il y a deux tendances qui me sont réellement apparues comme majeures.
La première tendance est la disparition d’une grande partie des expériences digitales. Vu que l’e-commerce a pris sa place dans le parcours d’achat global, le client qui fait l’effort de venir veut de l’humain et une relation encore plus qualitative qu’avant. Symbole de cela, la disparition des QR codes. Au sortir du covid, toutes les boutiques en étaient recouvertes. Dans les nouvelles boutiques, on ne trouve plus de dispositifs digitaux « wahou » pour deux raisons : la baisse des budgets qui supprime ces « nice to have », et de l’autre une prise de conscience des marques sur le fait que les clients utilisent ces dispositifs uniquement s’ils ont une réelle valeur ajoutée pour eux. En revanche, la digitalisation liée à l’omnicanalité ou l’usage de l’app en boutique continue à se développer. On parle de technologie discrète, la tech pour la tech est terminée.
Une seconde tendance qui m’a marqué, et particulièrement dans l’horlogerie, réside dans l’ajout d’un bar directement dans l’espace de vente, au sein même de boutiques nouvelles ou refaites. Ce n’est pas un bar ouvert à tous, mais un point d’attraction pour les clients qui, lors de l’achat d’une montre, délaissent le traditionnel bureau du vendeur pour s’assoir sur des chaises hautes et échanger avec le vendeur de manière nettement moins formelle. Je l’ai vu chez Bucherer, Breitling, Rolex, Audemars Piguet et, dans une mesure un peu différente, chez Cartier. Même si nous sommes dans le luxe, le client veut une proximité et le bureau du vendeur met une réelle barrière entre les deux.
Le secteur du luxe met souvent la barre très haut quant à la construction des boutiques gigantesques dans des plus belles avenues au monde. Elles deviennent des véritables temples d’expression de l’ADN de la marque. Quels beaux exemples avez-vous pu visiter récemment qui vous ont surpris ?
Nicolas Rebet : De belles, voire de très belles boutiques, j’en ai vu plusieurs. Cependant, deux se distinguent malgré tout. La première, c’est le nouveau flagship d’Hermès à Madison Avenue. Cette boutique est véritablement à l’image de la philosophie de la maison : une excellence qui mêle modernité, élégance tout en préservant une dose de classicisme. Dans ce point de vente, on sent de profondes références au 24 Faubourg tout en apportant une vraie dose de modernité. On ressent cela à travers cet escalier qui conduit le client au sommet de la boutique pour y découvrir le métier du cuir, lequel bénéficie de l’éclairage naturel et d’une vue sur le jardin sur le toit. C’est une boutique au sein de laquelle le client se sent bien et a envie de rester.
La seconde boutique luxe qui m’a réellement surpris par sa beauté se trouve sur la 5th Avenue, chez Cartier, laquelle a été entièrement refaite en 2022. Les marqueurs historiques de la maison ont été préservés, tout en y apportant de la clarté et une certaine forme de légèreté. Mais ce n’est pas tout, on note une véritable intégration de l’hospitalité tout au long du parcours client et même la création d’un bar au 4e étage pour recevoir les clients qui attendent leur rdv avec un vendeur ou un SAV. Parce que cette maison était un véritable hôtel particulier, Cartier a souhaité lui rendre hommage en recréant une salle à manger au cœur de la boutique pour organiser très régulièrement des dîners avec des clients notamment. Très intéressantes sont aussi les expériences digitales qui sont systématiquement dissimulées derrière des portes. Cette astuce laisse au vendeur la capacité de présenter ou non l’expérience au client et non imposer un écran noir ou un film promotionnel qui tournerait en boucle. Ceci est une forme d’agilité très agréable pour s’adapter aux envies de chaque client.
Des transformations du retail et l’alternance des attentes des clients nécessitent souvent une adaptation importante du personnel de vente. Quel profil de vendeurs est cherché aujourd’hui pour répondre aux nouvelles exigences ?
Nicolas Rebet : Le métier de conseiller de vente est en pleine transformation.
Pour moi, il y a la version traditionnelle du métier que l’on garde comme socle d’origine, et à cela il faut ajouter ou développer des nouvelles briques métier. La nouvelle génération de vendeurs, ce sont des personnes intimement portées sur la relation à autrui. C’est pour cela que le luxe aime de plus en plus recruter des talents venant du monde de l’hospitalité. Ainsi, tout ce parcours assure au vendeur de maîtriser la relation client, le mindset de la maison avant de servir un client dans sa relation ultime avec un client, l’achat.
Le grand vendeur dépasse alors le rôle du vendeur pour devenir « ambassadeur » tel qu’il est décrit dans le livre « Manager les vendeurs du luxe : stratégies pour créer des ambassadeurs de marque » (Dunod).
En effet, nous voyons un intérêt grandissant de certains vendeurs pour une prise de parole sur les réseaux sociaux ou lors de livestreams (en one-to-one ou one-to-few) par exemple. Par conséquent, cette nouvelle activité de vente en direct et à distance nécessite des compétences d’animateur auparavant impensables.
De même, sur les réseaux sociaux (Instagram et Tiktok en particulier), certains conseillers fédèrent des milliers d’abonnés sur leur compte et produisent du contenu avec les produits de la maison. Cette communication « non-charté » émanant du personnel de vente est un véritable enjeu. Elle permet de réaliser de nombreuses ventes et entretenir une réelle proximité sincère entre le vendeur et sa communauté de clients. Pour les maisons, il devient indispensables de définir des règles pour encadrer ces initiatives, individuelles le plus souvent, mais dont la qualité ne correspond pas à ce que les équipes marketing produisent. L’objectif est de ne pas frustrer les personnels de vente désireux d’aller au-delà des murs de la boutique, ne pas se couper d’un chiffre d’affaires potentiel, tout en limitant ou donnant des guidelines afin que la visibilité des produits respecte une certaine charte.
Le métier évolue et si les maisons veulent continuer d’attirer les jeunes talents sur des métiers de vente, il faut absolument qu’elles réfléchissent à ces problématiques pour que ces nouvelles briques fassent désormais partie de la vie quotidienne des équipes en magasin comme l’a été la digitalisation.
Basé sur toutes ces tendances et observations, comment voyez-vous la place de la boutique de luxe dans les prochaines années ?
Nicolas Rebet : Même si les maisons couvrent un territoire mondial, pour moi, il n’existe pas un luxe, mais des luxes régionaux. Chaque grande région va avoir une relation différente avec les boutiques et leur importance dans le parcours client global va lui aussi varier. Même dans le luxe, « l’everywhere commerce » prend tout son sens avec un client qui va en boutique, suit un livestream ou achète via l’app. Le degré d’intensité de chaque touchpoint va quant à lui varier selon les régions.
A l’intérieur de ces boutiques, les choses vont évoluer. Celles-ci vont de plus en plus prendre un tournant « lifestyle » et ressembleront plus à un salon de marque qu’une boutique aux étagères figées. Au fil du temps, le digital va devenir invisible et circonscrit à des usages ciblés. Quant au vendeur, je le vois comme un maitre de maison qui accueillera, renseignera, organisera, fait plaisir à son client au milieu de son grand salon de marque.
Merci, Nicolas Rebet, pour vos analyses du marche du luxe et les nouveaux formes de retail.
Pour résumer, on peut constater que les transformations peuvent s’observer à plusieurs niveaux :
- Dans l’architecture où nous allons vers une alliance entre modernité et histoire
- Dans la vente où le vendeur prend le rôle de l’ambassadeur en ligne avec les exigences de l’univers de l’hospitalité
- Dans la fonctionnalité du magasin où le point de vente devient lieu d’émotions, de réception « lifestyle » et d’expériences mémorables.